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Tribune de Jean-Patrice Calori, Bita Azimi Marc Botineau
Archistorm n°61
Décembre 2013
“Walter Benjamin s’étonnait déjà il y a plus de quatre-vingts ans que l’on puisse se creuser la tête pour fabriquer des objets appropriés aux enfants : « Ils sont [les psychologues] incapables de voir que la terre est pleine d’objets plus remarquables les uns que les autres, propres à retenir et exercer l’attention des enfants… » Il continuait en prenant exemple sur les lieux de travail, où on peut voir comment les choses se font, et l’intérêt marqué pour les déchets issus de la fabrication (menuisier, tailleur, jardins…). Cette position datée et radicale est de nature à faire frémir les spécialistes du sujet, et pourtant elle nous amène à nous reposer aujourd’hui la question des objets et espaces sur-programmés, destinés à une population très spécifique.
La charge affective est immense dès que l’on travaille sur le domaine de la petite enfance. Dans une certaine mesure, il semble que, pour les professionnels, mais aussi pour les parents, l’établissement qui reçoit leur enfant devrait être le prolongement de la chambre du petit, répétant tous les codes qui s’y rapportent. Le moment du sevrage, de la séparation apparaîtrait alors uniquement comme la transmission de l’enfant à d’autres personnes, l’espace accueillant étant surtout de nature à ne provoquer aucun bouleversement. Cette projection de la part d’adultes sur ce que doit être un espace hautement sécurisé pour les enfants repose plus sur leur propre idée de la question, projection qui amène irrémédiablement vers des espaces infantilisés, car schématiques et caricaturaux. Disney, les angoisses de la vie et le sentiment d’une société anxiogène ont eu raison d’une déjà simple vision hygiéniste de l’espace, pour y plaquer des considérations sémantiques et symboliques sur l’image et les ambiances à concevoir. À l’inverse, les espaces de la petite enfance pourraient devenir les lieux privilégiés où l’enfant est sensibilisé à l’espace et à la lumière. Lui, qui n’a pas encore d’acquis culturels, est le plus à même d’évoluer dans un espace contemporain, dénué des signes propres à rassurer ses parents.
La problématique du « milieu », qui rassemble en ce terme des données qualitatives qui interrogent la qualité de l’air, de la température, de la lumière, des matières et matériaux, est, selon nous, un curseur fondateur pour aborder ce type de projet. À ces questionnements réels, non fantasmatiques, peuvent correspondre des modes d’usages, desquels découlent des esquisses de réponses sous forme de dispositifs architecturaux. Comment ne pas s’extasier sur « l’école de plein air » à Suresnes de Beaudoin et Lods, datant de 1934, belle et utile, avec ses parois vitrées repliables pour une relation intérieur/ extérieur totale, ou bien la crèche Sant’Elia de Terragni en 1937, projet sans concession qui trouve une échelle commune pour les adultes et les enfants sans tomber dans une quelconque anecdote. C’est vrai, toutes les réponses architecturales ne sont pas manifestes. Les petites attentions discrètes ne sont-elles pas parfois remarquables, tandis que les tentatives d’univers colorés et rassurants peinent à masquer la banalité d’espaces génériques sur-réglementés, dont la définition doit surtout à la gestion du risque ?
Il y aurait donc dans l’imaginaire une architecture gentille et une architecture méchante, correspondant à un modèle préétabli où l’enfant (et ses parents) se sentirait confortable ou inconfortable par l’absence d’une symbolique appropriée. Dans ce processus sémiotique, l’architecture qui doit faire sens peut apparaître soit comme froide, égoïste, peu généreuse pour ceux qui n’ont pas les mêmes référents, soit comme accueillante, gaie, amicale. Sur l’hygiène et la sécurité, on ne peut transiger, et de fait, la prudence au sens vertueux du terme est une valeur qui est utile à la conception du projet : prudence comme principe de précaution qui peut gouverner, mais pas régner. Des espaces sur-réglementés, où la recherche du risque zéro est l’objectif (in)avoué, seront par essence des lieux tièdes, sans aspérités, agrémentés de jeux sans danger. Cela produira un milieu aseptisé pas forcément à même de stimuler l’éveil de l’enfant. La question cachée sera plutôt, selon nous, de chercher le type d’espace à imaginer qui favoriserait une certaine forme d’intelligence instinctive proche de l’animalité, une prescience sensuelle du milieu, car, comme le disait Héraclite, « le savoir pénètre par les sens ».
Jean-Patrice Calori, Bita Azimi & Marc Botineau