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Texte de Jean-Patrice Calori
"Neuf"
Annuel 2013/2014 de l'Ecole d'Architecture de Versailles
Janvier 2015
L’inventaire à la Prévert que les étudiants en charge du Yearbook de l’ENSAV produisent au moment où j’écris, va sans doute dépasser le cadre même (déjà vertueux et conséquent) d’une publication annuelle d’école d’architecture. En effet, il entre dans cette aventure, une dimension poétique et obsessionnelle, qui n’est pas sans rappeler les œuvres de Georges Pérec. Dans « espèce d’Espaces » ou « les choses » ou « la vie mode d’emploi », la décortication d’éléments du quotidien donne à voir une réalité sous le filtre scientifique, Comme dans un laboratoire.
Répertorier, classer, amasser des données -data- est à la mode en ce moment auprès des architectes du nord de l’Europe et se transmet peu à peu dans le mode de penser la conception architecturale hexagonale. Le traitement sociologique des données récupérées fait alors office de programmation après une mise en synthèse. Cette méthode, aux contours scientifiques et déterministes où tout est pris en compte, où l’on a rien oublié, trouve une illustration saisissante dans le pavillon « Fundamentals » de l’OMA à la biennale de Venise.Que reste-t-il à dire des éléments fondamentaux de l’architecture après le passage d’un tel Attila de la compilation? Tout a été rassemblé, classé, par le fruit d’un labeur énorme pour mener à bien une ambition encyclopédique.
Cette transversale tirée, parlons du Yearbook. Ainsi donc, la compilation d’informations d’importance, d’échelles, de natures très diverses va permettre de révéler le profil et même l’empreinte génétique du lieu -ENSAV- de ses usagers élèves, enseignants, administration, visiteurs. L’extrait de texte cité dans le préambule donne le ton : il y est question de perception du monde en corrélation avec des lectures du réel différentes.
Pouvoir répondre à la question : mais une école d’architecture c’est quoi? Qu’est-ce q’on y trouve? Qu’est-ce qu’on y fait et avec qui?.
Alors, ce que je propose d’évoquer maintenant, c’est une donnée qui pourrait (devrait) faire partie de l’inventaire exhaustif de cette « matière d’école » à définir et à faire émerger dans ce recueil. Cet élément mystérieux est-il quantifiable? Ce composant est là, présent mais parfois indécelable, volatile.
Comme le boson de Higgs, on suppose qu’il existe, qu’il est l’élément mystique, celui qui donne de la masse aux autres protons et électrons : en cela, je veux vous parler du doute. Le doute qui remue, qui plonge dans les abîmes, le doute qui envahit les cerveaux qui conçoivent.
Le doute que l’enseignant insinue lors de corrections marathons, où il faut accepter, après un travail pourtant complet et conséquent, les « oui mais », les « pas vraiment », les « en même temps on pourrait dire que… ». Alors il faut repartir, remettre en cause ce auquel on a cru… Eh bien, cet état d’acceptation et d’ouverture assumée à la critique est indéniablement une force pour aller plus loin.
Oui, il faut un certain cran pour accepter de douter. Ce trait, qui pourrait se transformer en force de caractère, serait-il une spécificité de l’enseignement de l’architecture? Lors d’un semestre, nous avons pu comparer en situation des étudiants d’une célèbre école d’ingénieurs et les étudiants de l’ENSAV, réunis pour l’occasion en équipes pluridisciplinaires. De corrections en corrections, le contraste était saisissant entre de futurs prêts à entendre la critique pour aller plus loin et de futurs ingénieurs campés dans l’incompréhension et le rejet. Élevés aux certitudes et au rationnel, sourds aux arguments, certains (pas tous) ne comprenaient ni les remarques, ni surtout l’acceptation de ces remarques par les néo-architectes. Il était clair que ces derniers jouaient sur leur terrain en en maîtrisant les codes, mais il apparaissait difficilement acceptable pour les futurs ingénieurs de ne pas assumer jusqu’au bout des futures postures de projet, et ils se posaient donc en défenseurs inébranlables car convaincus, prenant fait et cause pour une démarche ou un résultat auquel ils avaient participé.Cette posture était inhabituelle à l’ENSAV, surprenante et presque désarmante par sa naïve détermination, provoquant même une certaine gêne parmi les étudiants du P45. Loin de remettre en cause ces croisements inter-écoles, riches en potentialités pédagogiques, il est intéressant de constater que les codes génétiques diffèrent, que les « matières » définissant chaque école sont spécifiques, augurant pour les impétrants des futurs aux destins contrastés.
La critique et le doute seraient-ils une spécificité ou spécialité des écoles d’architecture et des lieux d’enseignement artistique en général?
Le couple critique/doute semble être un vecteur indigène aux études d’architecture. Il fait partie de la construction mentale de l’édifice école/élève.
Tout cela mériterait un développement, et, si la pensée naît en partie du doute, ainsi que le dit Shakespeare, « être dans le doute, c’est déjà être résolu ».
Jean-Patrice Calori